Les fumeurs sont pourchassés, les ivrognes, vilipendés, les toxicomanes, arrêtés, et les obsédés sexuels n'en mènent pas large. Les joueurs ont plus de chance : ils sont bichonnés.
QUELLE COMPARAISON !!
Par l'Etat et par les médias. Non seulement la police les laisse tranquilles, mais on leur consacre des émissions où ils sont filmés à leur avantage autour d'une table de poker. Commentaires enamourés de l'animateur, qui baisse la voix pour ne pas gêner la concentration des artistes. Gros plans sur leurs casquettes énigmatiques, leurs lunettes aux verres élégamment teints.
La caméra s'attarde sur leurs mains qui se crispent, leurs mâchoires qui se serrent, leur front qui se mouille, leurs narines qui se pincent. On en fait des héros du théâtre antique mis en scène par Sergio Leone. On les emmène, sous la houlette d'une ancienne star du cinéma X, dans une île des Caraïbes où, pour des millions de téléspectateurs jaloux, ils s'adonnent en maillot de bain à leur passion : le jeu.
C'est tout juste si le non-joueur, loin de passer pour ce qu'il est, à savoir un être vertueux soucieux du bien, dans les deux sens du terme, de sa famille, ne se transforme pas, aux yeux des autres mais aussi des siens, en un grincheux non érotique, voire malfaisant. Un asocial. Un autiste.
Le jeu est pourtant un vice comme un autre. Il sape des individus, détruit des couples. Il faut rééditer le superbe roman de Jean Bany « Auteuil première », aujourd'hui introuvable sauf dans ma bibliothèque, où le martyre du joueur est décrit avec une précision hautement autobiographique. « Jouer tue »devrait être inscrit à l'entrée de tous les casinos, puisque « Fumer tue » l'est sur tous les paquets de cigarettes.
Avec le jeu en ligne, une étape supplémentaire est franchie dans l'encouragement à l'autodestruction. C'est comme si la cocaïne nous était livrée à domicile, telle une pizza. On n'a même plus besoin de sortir de chez soi pour foutre en l'air un mois ou un an de salaire. Le costume restera dans la penderie, l'auto dans le garage. Il suffit de s'asseoir dans son salon avec son ordinateur. Vos enfants peuvent continuer de regarder le foot à la télé sans se douter qu'on est en train de jouer leurs vacances. Ou leurs études.
Tout ce qui faisait la poésie lourde et discutable du jeu tel qu'il se pratiquait sous Dostoïevski ou sous Sagan - la fausse quiétude magique de la table de roulette, la rude camaderie haineuse de la table de poker - est nié. La silhouette délicieusement rococo des casinos de Deauville ou de Divonne-les-Bains n'apparaîtra pas sur l'écran de l'ordinateur. Ni longue blonde en robe courte ni courte brune en robe longue errant dans de grandes salles au silence mat.
Le joueur se retrouve seul à seul avec son unique obsession : jouer. Et donc perdre. Si les joueurs jouaient pour gagner, ils arrêteraient de jouer quand ils gagnent. Egaré dans son foyer comme dans une forêt profonde, plus seul chez lui qu'un naufragé au milieu de l'océan, le joueur en ligne n'est pas près de sortir du labyrinthe de la ruine et de la culpabilité, sous le regard complaisant de l'Etat, qui compte ses sous, et celui, satisfait, des opérateurs, qui amassent une fortune.