Bwin attaque
LE MONDE | 12.12.06 | 15h35 • Mis à jour le 12.12.06 | 17h48
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Le match de tennis entre Roger Federer et Andy Roddick est commencé depuis une heure : pour les internautes du monde entier, il est encore temps de parier. Federer mène largement : sur Bwin.com, le site Internet de paris sportifs, sa cote est tombée à 1,2 contre 1. Celle de Roddick a grimpé à 8.
En deux clics, le parieur choisit son joueur gagnant et le montant de sa mise. Si c'est sa première visite, il doit ouvrir un compte en tapant simplement son nom, ses coordonnées et son numéro de carte de crédit, pour un transfert de fonds immédiat. Soudain, Roddick marque un point : des parieurs de dernière minute vont risquer une mise sur l'outsider. En une seconde, les bookmakers de Bwin (prononcer Bi-win) font baisser sa cote et remonter celle de Federer. En attendant la fin de la partie, ils incitent les joueurs à parier à la volée sur une trentaine de péripéties du match, par exemple le nombre de services gagnants dans la 3e manche... Bwin.com, qui fonctionne 24 heures sur 24, en vingt langues, permet de suivre en direct des dizaines de compétitions sportives et de parier en temps réel. On peut aussi miser sur des matches à venir : au total, près de 8 000 paris possibles chaque jour - simples, multiples, triangulaires ou avec handicap - dans une quarantaine de disciplines. Sur le site en français, le sport n°1 est le football, suivi par le tennis, la F1, le basket-ball, le ski et le rugby. Mais les plus aventureux peuvent parier sur des compétitions de fléchettes, de water-polo ou de bi- athlon. Pour le football, Bwin propose, en ce jour de décembre, des paris sur 294 matches internationaux, 207 matches inter-européens, et 3 310 matches nationaux dans 41 pays, y compris le championnat amateur iranien. Dix ans après leur apparition, les sites de jeux en ligne sont devenus une industrie puissante et en pleine expansion. Selon une étude réalisée par le cabinet RSE Consulting pour le compte du gouvernement britannique et publiée en octobre, plus de 15 millions de personnes dans le monde les fréquentent régulièrement. Le montant des mises dépasse les 23 milliards d'euros. Les opérateurs sont souvent basés dans des paradis fiscaux ou des territoires dont la législation est accueillante, comme Antigua, le Costa Rica, les réserves indiennes du Québec, Gibraltar ou Malte, mais on en trouve de plus en plus en Europe du Nord.
Les joueurs en ligne européens seraient environ 3,3 millions, dont près du tiers au Royaume-Uni. De toutes les régions à hauts revenus, l'Europe continentale est le marché le moins développé, mais cela risque de changer. Sur l'Europe, Bwin est le plus gros opérateur privé du secteur. Société autrichienne cotée à la Bourse de Vienne, Bwin a prévu, pour 2006, un chiffre d'affaires de 2 milliards d'euros et des revenus bruts de 375 millions. Au cours des neuf premiers mois de 2006, 1,8 million de parieurs ont misé sur ses sites. Bwin opère dans l'Union européenne grâce à une licence accordée par Gibraltar. Elle a également obtenu des licences partielles en Autriche, en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni, au Canada, au Mexique et à Belize, et prospecte l'Asie et l'Amérique du Sud.
Son quartier général, qui abrite 360 employés, occupe trois étages d'un splendide bâtiment dans un quartier chic de Vienne. Les vastes salles de travail sont ultramodernes, multicolores et meublées design. Les jeunes cadres sont studieux et bien habillés, les secrétaires polies et empressées, le restaurant d'entreprise luxueux. Les 85 bookmakers de Bwin, qui travaillent en rotation nuit et jour, sont installés à l'autre bout de l'Europe, à Gibraltar. La société a aussi 230 employés à Stockholm.
Au total, Bwin emploie 870 personnes. Ses deux patrons, Norbert Teufelberger et Manfred Dobner, sont honorablement connus dans les milieux d'affaires autrichiens. Ils habitent à Gibraltar avec leur famille, mais passent beaucoup de temps à Vienne. Quant au président du conseil de surveillance, Hannes Androsch, c'est une personnalité : ancien ministre des finances et ancien vice-chancelier d'Autriche, il fut également directeur d'une grande banque, puis cadre dirigeant du FMI et de l'OCDE. Bwin propose des parties de poker en ligne, des jeux de casino, des loteries et des jeux d'arcade, mais elle est surtout connue pour ses paris sportifs. Afin de renforcer sa notoriété en Europe, elle a recours en priorité au sponsoring de clubs de football, qui se font payer très cher, parfois des millions d'euros, pour afficher le logo de Bwin dans les stades et sur les maillots des joueurs.
Parmi ses partenaires les plus célèbres : le Milan AC, la Juventus Turin, le Werder Brême, le Bruges KV, le FC Barcelone, le Dinamo Zagreb... Au Portugal, Bwin est devenu le principal sponsor de la ligue nationale de football, qui s'appelle désormais Bwin Liga.
Pour protéger ses intérêts, Bwin s'est associée avec une douzaine de sociétés concurrentes au sein de l'European Betting Association (EBA), lobby très actif installé à Bruxelles. Dans la majorité des pays de l'Union, les pouvoirs publics surveillent de près l'arrivée de ces nouveaux acteurs. Le plus souvent, tout se passe bien, mais certains gouvernements tentent de préserver leur monopole sur les loteries ou les paris hippiques. Bwin se considère comme protégé par le droit communautaire.
Tous les juristes consultés sont formels : en l'absence de directive spécifique, le secteur des jeux est régi par les traités fondamentaux qui garantissent la liberté de concurrence, d'établissement et de services sur l'ensemble du territoire de l'Union à toute société disposant d'une autorisation d'exercer dans l'un des Etats membres.
En 2003, la Cour européenne de justice a jugé que chaque Etat avait le droit d'encadrer ou de limiter les jeux d'argent pour raison d'intérêt général, mais à une condition : que les restrictions s'appliquent uniformément à tous les opérateurs, publics et privés, nationaux et étrangers. Depuis, la Commission a lancé des procédures d'infraction contre neuf Etats membres.
En général, les litiges entre les Etats et les sites de jeux restent feutrés et très techniques. Les tribunaux nationaux donnent souvent raison aux opérateurs privés contre l'administration, et presque partout la libéralisation est en cours. En revanche, la France semble déterminée à maintenir le plus longtemps possible le monopole de la Française des Jeux et du PMU, et a choisi la confrontation directe. Comme dans les pays voisins, Bwin a entrepris de démarcher les clubs de football français et signé des contrats de sponsoring avec Bordeaux, Le Mans, Saint-Etienne, Auxerre et Monaco. Par ailleurs, une demi-douzaine d'autres clubs ont signé avec des concurrents de Bwin comme 888.com, SportingBet ou GameBooker
Or, dès mai 2005, la Française des jeux, présente sur le marché des paris sportifs avec le Loto sportif et le jeu Cotes & Matches, avait porté plainte devant le tribunal de Nanterre pour tenue de loterie illicite. Le PMU en a fait autant en décembre 2005. Quelques semaines plus tard, l'agent commercial de Bwin en France avait été brièvement placé en garde à vue tandis que la police perquisitionnait ses locaux.
En mars 2006, Bwin contre-attaque en déposant une plainte contre la France auprès de la Commission européenne pour non-respect du droit communautaire. L'été se passe tranquillement et, le vendredi 15 septembre, MM. Teufelberger et Dobner sont invités à La Turbie (Alpes-Maritimes), au centre d'entraînement de l'AS Monaco, pour célébrer le nouveau partenariat et tenir une conférence de presse. Mais en pleine cérémonie, plusieurs voitures de police arrivent en trombe. Munis d'un mandat d'amener du juge de Nanterre, les policiers interrompent les festivités et embarquent les patrons de Bwin au commissariat.
Lesdits patrons découvrent alors la garde à vue à la française : interrogatoire interminable, suivi par une nuit blanche dans un local crasseux. Le samedi, ils apprennent qu'ils vont être présentés au juge de Nanterre, mais comme la justice ne travaille pas le week-end, ils sont placés en rétention pendant deux jours à la maison d'arrêt de Nice. Ils sont transférés en région parisienne par avion le lundi.
Le juge les reçoit en fin d'après-midi, les met en examen pour violation de la loi sur l'organisation des loteries et jeux, puis les libère dans la soirée contre une caution de 300 000 euros chacun.
Trois jours plus tard, la Ligue de football professionnel (LFP) reçoit une lettre signée conjointement par le ministre du budget et celui des sports, lui ordonnant d'interdire aux clubs de football d'afficher des publicités pour des sociétés de jeux en ligne sur leurs stades ou leurs maillots, sous peine d'annulation des matches.
Les récalcitrants sont menacés de poursuites pour recel et complicité. Les clubs protestent, mais après une semaine de cafouillages, de tensions et quelques provocations, la Ligue parvient à faire appliquer la directive ministérielle, et les clubs se soumettent de mauvaise grâce.
Aussitôt, l'affaire Bwin rebondit à Bruxelles. Le 17 octobre, la Commission européenne lance une procédure d'infraction contre la France, qui est sommée de répondre dans les deux mois à une série de questions sur ses pratiques discriminatoires. Si la Commission n'est pas satisfaite des réponses, attendues fin décembre, elle entamera une procédure qui aboutira devant la Cour européenne de justice.
Selon Oliver Drewes, porte-parole du commissaire européen Charlie McCreevy, c'est le scénario le plus probable : "Dans 90 % des procédures, le pays visé reconnaît ses torts, mais nous avons l'impression que la France attendra d'être condamnée par la Cour de justice pour changer ses lois."
A Paris, Florence Ployart, chargée du dossier au cabinet du ministre du budget, minimise l'événement : "Bruxelles nous demande de justifier que nos mesures de défense du monopole ne sont pas excessives au regard de nos objectifs de protection des consommateurs, de lutte contre le blanchiment d'argent et les fraudes diverses. Nous préparons notre réponse au sein d'une équipe interministérielle."
Par ailleurs, Mme Ployart rappelle que les jeux d'argent ont été exclus du projet de directive sur la libéralisation des services, et laisse entendre que le Parlement européen n'est peut-être pas sur la même ligne que la Commission : "Nous allons défendre le bilan de notre système, qui n'est pas parfait, mais qui a fait ses preuves." Qu'adviendra-t-il si le Milan AC vient jouer en France avec ses maillots Bwin ? "Je leur conseille de faire attention", avertit Mme Ployart.
Dans l'autre camp, les responsables du football français lancent déjà une contre-attaque. Philippe Diallo, directeur général de l'Union des clubs de football professionnel (UCFP), est en colère : "Tous les clubs recherchent des nouveaux financements pour assurer leur développement, et le sponsoring par les sites de jeux en fait partie. Si les clubs français sont les seuls à ne pas pouvoir bénéficier de cette manne, ils seront désavantagés face à leurs concurrents européens. Ce n'est pas marginal : cette année, Bwin a donné 60 millions d'euros aux clubs allemands."
L'UCFP a décidé de devenir "partie intervenante" auprès de la Commission européenne dans le cadre de la procédure d'infraction : " Dans d'autres affaires, comme l'entrée en Bourse des clubs de football, rappelle M. Diallo, la Commission nous a donné raison contre le gouvernement français, qui a dû plier. Par ailleurs, nous n'acceptons plus que les entreprises de jeux s'enrichissent en utilisant les noms de nos clubs, leur logo, leur image, sans aucune contrepartie. Les paris sportifs vont rapporter 300 millions d'euros à la Française des jeux en 2006, et rien du tout aux clubs." Trois clubs ont déjà porté plainte contre plusieurs opérateurs, en France et en Belgique.
Malgré ce contexte confus, Me Francis Teitgen, l'un des avocats parisiens des dirigeants de Bwin, se dit serein : "Il est temps que la France abandonne ce comportement autiste. En droit communautaire, le monopole de la Française des jeux et du PMU n'est pas justifié, car ces organismes se comportent comme des entreprises commerciales. Leur seul but est d'augmenter leur chiffre d'affaires, en créant sans arrêt des nouveaux jeux, en multipliant les points de vente, en faisant de vastes opérations de sponsoring et de publicité."
Aucune date n'a été fixée pour le procès de MM. Dobner et Teufelberger, mais, début décembre, le ministère du budget a profité du vote de la loi sur la prévention de la délinquance pour introduire des amendements visant à renforcer la répression. L'un d'eux interdirait aux banques de transférer de l'argent provenant de ces opérateurs de jeux, ce qui empêcherait les parieurs de toucher leurs gains. Un autre obligerait les fournisseurs d'accès Internet à prévenir leurs abonnés que ces jeux sont illicites. Enfin, la publicité pour ces sites serait interdite, ce qui vise directement les clubs.
Pourtant, le 6 décembre, lors du match Lille-Milan AC, diffusé en direct par TF1, les joueurs de Milan arboraient sur leur maillot le logo de Bwin. En face, les Lillois portaient des maillots au nom du groupe Partouche, actionnaire du club, par ailleurs propriétaire de casinos et peut-être bientôt opérateur de jeux d'argent sur Internet.