Premier cas : adversaire en milieu de parole
AQo devient alors une main très délicate à manier. À ce niveau d’un tournoi, où les ante n’ont pas encore fait leur apparition et où les tapis oscillent pour la plupart entre 25 et 50bb, beaucoup de joueurs ont tendance à ne pas relancer en milieu de parole sans une bonne (et solide) raison. Un joueur serré qui relance en fin de parole peut ouvrir sa range de relance (ses mains possibles). Mais, en milieu de parole, il ne le fera en général qu’avec une main légitime. C’est typiquement le moment d’un tournoi où personne n’a envie de s’envoyer en l’air sur une main bancale ou dangereuse alors qu’il est très facile, et rentable, d’attendre une situation favorable ou l’arrivée des ante qui va rendre le jeu nettement plus agressif.
Et cela suffit plus que largement à revoir le potentiel de notre AQo à la baisse.
Certes, la range d’ouverture de notre adversaire comprend de nombreuses paires (moyennes et petites) contre lesquelles on joue un coinflip. Et la plupart d’entre elles devraient se coucher si on décidait de surelancer. Mais c’est aussi le cas de toutes les mains qu’on domine, comme KQ, AJ, QJs…
A l’inverse, notre position favorable (on parle après notre adversaire, en position donc) joue cette fois contre nous puisqu’elle incite le relanceur initial à jouer rapidement ses bonnes mains, vouloir piéger hors position étant extrêmement délicat (et franchement pas recommandé). Si on surelance et que notre adversaire décide de faire tapis en réponse, il va nous falloir abandonner le pot car on jouera très probablement contre un éventail de mains qui nous domine : grosses paires et AK pour l’essentiel. Surelancer avec l’idée de se coucher quand l’adversaire nous revient dessus n’est jamais une très bonne idée, c’est clairement un mauvais plan quand on dispose de seulement une trentaine de bb.
Avec un tapis plus petit, on pourrait facilement prendre ce risque. Surtout si des ante étaient en jeu. Ici, avec une trentaine de blindes, sans ante, s’investir assez lourdement (20-25% de notre stack) pour gagner un petit pot quand il couche la portion basse de sa range, ou devoir abandonner ou faire un mauvais call pour notre stack quand on trouve de l’action n’a pas vraiment d’intérêt.
Surelancer dans cette situation revient en réalité à transformer notre AQ en bluff (ou à relancer pour information, ce qui revient au final au même). Face à un adversaire serré, qui ouvre à ce moment du tournoi en milieu de parole, la rentabilité de notre bluff, et ces chances de succès, sont clairement défavorables.
En fait, coucher notre main, rien que pour cette simple relance de notre adversaire, est tout à fait envisageable. Le risque de se retrouver dominé par AK ou de jouer contre une grosse paire est très élevé. Et même si on se retrouve à jouer un coinflip, coucher AQo reste correct si on peut mettre notre adversaire sur une range serrée.
Reste la solution de payer en position. Souvent décriée, elle offre pourtant de nombreux avantages dans ce cas de figure. Un call ici coûte environ 10% de notre stack, ce qui reste acceptable pour aller jouer une main plus que correcte en position. Avec un tapis plus faible, ce serait une très mauvaise idée et il faudrait se résoudre à jouer notre main préflop, soit en la couchant, soit en surelançant. Avec une trentaine de blindes, c’est une option envisageable.
Payer pour jouer en position va aussi nous permettre de garder le pot petit et manipulable, sans pour autant nous surinvestir (ce qu’en jargon pokeristique on appelle être« commited », être trop investi dans une main pour pouvoir l’abandonner). Il sera possible d’abandonner notre main sans regret sur un mauvais flop, ou même de payer une mise de continuation au flop pour réévaluer la situation au turn. Voire de tenter un petit bluff au flop si notre adversaire décide de checker, ce qui arrivera de temps en temps. Avantage annexe, on limite aussi la possibilité pour notre adversaire de nous bluffer en faisant tapis avec des mains qu’on domine (en bluff, donc, de sa part) ou sur lesquelles on joue un coinflip (88-JJ)
Ce genre de situation est vraiment typique du poker de tournoi où la profondeur relativement faible de notre tapis, et l’impossibilité de racheter des jetons, oblige à des compromis pas toujours heureux mais nécessaires.
Ici, en payant, on va donner à notre adversaire du crédit pour une bonne main tout en acceptant que la notre dispose tout de même d’une équité (sa valeur) correcte mais probablement insuffisante pour jouer un gros pot préflop. Si notre main est suffisante pour aller jouer postflop en position, elle ne l’est par contre pas pour payer un possible tapis de notre adversaire. La même prudence vaudra aussi postflop. Si le flop vient AXX ou QXX, il sera illusoire le plus souvent de vouloir s’accrocher à notre top pair si on trouve de l’action. On devra certes payer une mise de continuation mais, si notre adversaire décide de miser flop et turn, il faudra accepter qu’on se retrouve probablement dans une situation dominée et couper court à nos pertes.
Cas n°2 : Vilain relance en début de parole
Plus la relance viendra des premières positions, plus il faudra envisager la main sous l’angle de la prudence. Il existe certes des joueurs spécialisés dans la relance en début de parole avec des ranges très larges. Mais, faute de cette information, il convient surtout de considérer que notre adversaire relance une main d’autant plus légitime qu’il est mal placé. La plupart des joueurs ne relancent même pas leurs petites paires en premier de parole dans ce genre de situation. Et beaucoup n’hésitent pas trop avant de coucher leurs AJ et KQ à ce niveau d’un tournoi.
La range de notre adversaire va donc se recentrer sur des mains comme paire de 10 et mieux et AK (plus AQ mais certains joueurs serrés seront déjà enclins à coucher AQ en début de parole). Une situation dans laquelle AQ joue particulièrement mal et qu’on a aucun intérêt à rechercher.
Tant pis pour notre AQ qui nous semblait si beau au départ, les données du problème (joueur serré relançant en début de parole) en ont fait une main à peine meilleure que A8. Autant ne même pas investir les 2.5 ou 3 bb de la relance et passer à la main suivante.
Cas n°3 : Vilain relance en fin de parole
Même pour un joueur serré, la range de relance en fin de parole s’élargit assez pour que notre AQ se retrouve à jouer une situation favorable. AJ et AT sont clairement dans la range de notre adversaire, de même que beaucoup de plus petits As assortis, de petites paires et quasiment toutes les broadways (les mains qui permettent de faire la quinte TJQKA, comme KQ, QTs ou JT). Notre AQo reprend donc de la vigueur et peu envisager d’être joué plus agressivement.
Attention tout de même au cas où notre adversaire n’a jamais relancé jusque là en position. Certains joueurs très serrés ne cherchent absolument pas à ouvrir leur jeu en position, en tout cas à ce moment d’un tournoi. Dans ce cas, considérez sa relance au Cutoff comme si elle venait en milieu de parole et jouez postflop avec la plus grande prudence !
Contre un joueur agressif, très fortement susceptible de juste vouloir voler les blindes, on pourrait facilement préférer surelancer. Face à une range de vol très large, qui comprendrait beaucoup de connecteur et de mauvais As, se contenter de payer pour jouer le pot en position ne serait pas forcément dans notre intérêt. Sa main sera difficile à cerner et, si on trouve de l’action avec une paire, ce sera le plus souvent contre une main bien déguisée qui aura nettement mieux amélioré. Ce genre de joueur sera aussi plus enclin à nous payer avec sa main médiocre pour voir le flop qu’à nous relancer à tapis en réponse. Et même si c’est le cas, sa range pour faire tapis ne sera pas la même que celle d’un joueur serré, rendant le call avec AQ nettement plus envisageable et rentable.
Mais, contre un adversaire serré, la situation ne va finalement pas changer beaucoup par rapport à une relance en milieu de parole. S’il fait tapis en réponse, ce sera très rarement avec des mains comme AJ, KQ ou de petites paires. Mais, encore une fois, plus généralement avec une range qui n’est absolument pas bonne pour notre main.
Or, c’est justement sur des mains comme AJ ou KQ que notre AQ fera l’essentiel de ses bénéfices. Une situation qui se présentera assez rarement contre un joueur serré, sauf, justement, quand celui-ci peut commencer à ouvrir sa range pour relancer en fin de parole.
Au final, juste payer la relance pour jouer le flop en position sera encore ici souvent la meilleure solution. L’important est de bien comprendre que, pour autant, on le fait cette fois-ci avec un plan très différent de lorsque je recommandais de payer en position contre une relance en milieu de parole.
Quand le pot est ouvert par un joueur serré en milieu de parole, payer nous permet surtout d’éviter au maximum les situations où notre main sera dominée ou en mauvaise posture. En gros, notre main jouera le plus souvent au mieux un coinflip, et souvent de très mauvaises situations. Or, même ce coinflip, vu nos 30bb, n’est pas vraiment une option très réjouissante.
Dans le cas où notre adversaire est en fin de parole, se contenter de payer au Bouton va certes nous permettre de toujours limiter la casse en cas de mauvaise rencontre. Mais cela va surtout nous permettre d’optimiser la valeur de notre main, qu’on déguise en payant simplement, en conservant la hand range la plus large possible chez notre adversaire. Relancer et trouver du répondant nous obligerait à jouer contre une range quasiment aussi forte que si Vilain était en milieu de parole. Payer pour jouer en position va nous permettre de profiter de l’ouverture du jeu adversaire.
Jouer un tapis d’une trentaine de bb n’est pas le simple du jeu en début-milieu de tournoi. À la fois trop profond pour prendre le risque d’un gros gamble préflop, et en même temps trop petit pour jouer réellement un jeu de cash game, il convient d’être extrêmement prudent… en particulier avec des mains comme AQ qui peuvent facilement se retrouver dominées et seront généralement en très mauvaise posture si un adversaire disposant lui aussi d’un tapis décent décide de nous tester en réponse pour la totalité de notre stack.
J’ai beaucoup valorisé le jeu agressif lors de mes précédentes chroniques. Mais il faut bien comprendre que, s’il existe des phases d’un tournoi où une approche agressive sera clairement préférable, il en existe aussi d’autres où une approche plus prudente se révélera nettement plus avantageuse. Le genre de situations décrites dans cette rubrique en fait partie, où tout, notre tapis, notre main et le style de notre adversaire, en fait partie. Je crois pourtant ne pas avoir joué un seul tournoi sans voir un joueur surjouer son AQ (on pourrait dire la même chose de paires moyennes comme 88-JJ) dans ce genre de situation, à un moment où la dynamique du tournoi ne le justifie pas.
Pour l’anecdote, le résultat de ces trois situations rencontrées récemment (il ne s’agit pas de valider mes analyses selon résultat mais bien de montrer comment, avec une approche prudente de ces mains, il a été possible de tirer le meilleur parti contre des mains dans la range supposée de notre adversaire):
1/ Vilain UTG+1 avait KK (à tapis contre AQ de BB)
2/ Vilain en MP avait AK, perdu le minimum sur un flop AT9 bicolore, Vilain ayant préféré checker deux fois après qu’un J assorti soit tombé au turn
3/ Vilain au Cutoff avait KQ et n’a pas su lâcher sur un flop QXX